Certains designers parviennent à avoir des idées intemporelles qui transcendent l'histoire. D'autres ont la capacité de saisir si intimement l'esprit d'un moment historique que leur pouvoir s'éteint au moindre changement dans le statu quo. Enfin, il y a ceux qui semblent bons au premier abord, mais qui, à long terme, ont le même effet qu'un type dragué dans une boîte de nuit une fois vu à la lumière du matin, lorsque vous vous demandez maladroitement : "Oh mon Dieu, à quoi ai-je pensé ?".

Demna Gvasalia, l'homme le plus recherché du monde de la mode
Il est trop tôt pour savoir ce qu'il adviendra de Demna Gvasalia. Peut-être restera-t-il dans les mémoires comme un grand, mais si ce n'est pas le cas, il pourra se consoler en se disant qu'il était en phase avec l'ethos de notre époque comme personne d'autre.
Dix ans se sont déjà écoulés depuis l'invasion des médias sociaux, lorsque l'arrivée de l'iPhone et l'essor de la connectivité en ligne non-stop ont redéfini nos vies et le monde.
Gvasalia a été le premier créateur de mode à véritablement interpréter l'ère Internet. Ses créations pour Balenciaga et Vetements sont ironiques, moqueuses et pleines de références à la culture pop.
Cela reflète directement la façon dont nous communiquons en ligne. En fait, si nous considérons n'importe quel influenceur - qui est devenu célèbre uniquement grâce à ce qu'il ou elle publie sur Internet - nous pouvons constater la même orientation communicative.
Pour les journalistes, les rappeurs, les stars du porno et toutes les autres célébrités, la popularité sur les médias sociaux est le reflet de leur place dans la réalité. Pour les twitstars, en revanche, ce n'est pas le cas : leur notoriété découle entièrement de la maîtrise avec laquelle ils communiquent en ligne.

Si les références à la culture pop sont si omniprésentes sur l'internet, c'est parce qu'elles constituent un langage global et pourtant totalement impersonnel. L'interaction humaine en chair et en os nous permet de faire des blagues basées sur l'expérience collective et les personnalités individuelles, et comme il est impossible de recréer cela dans le vide aliénant et anonyme du web, nous nous appuyons sur des signaux culturels pop largement partagés comme langage commun.
Tous ces aspects se retrouvent dans les créations de Gvasalia. Bien qu'ils ne ressemblent guère aux accroches culturelles pop utilisées en ligne, les clins d'œil à DHL, IKEA, la campagne présidentielle de Bernie Sanders et le Titanic de James Cameron sont immédiatement reconnaissables, ce à quoi nous nous sommes habitués en surfant sur Internet tous les jours. Ils ont une signification collective qui n'a pas besoin d'être établie ou expliquée.

Les créations du designer sont toujours irrévérencieuses : il se moque des excès et de la frivolité du monde de la mode tout en y participant. Le travail de Jeremy Scott et d'Anya Hyndmarch est également inondé de références similaires, mais leur utilisation des symboles de la culture pop ne sert pas le même objectif et leur travail ne présente pas d'autres caractéristiques de la culture web.
Il y a toujours un élément de mème dans les créations de Demna. Les t-shirts Vetements et DHL et le sac FRAKTA de Balenciaga réimaginent des objets familiers sous de nouvelles formes qui leur confèrent de nouvelles significations, tout comme les internautes ont transformé le sourire de Willy Wonka en un avatar qui suggère la moquerie.

Il y a une méta-conscience de soi dans les leaders de Gvasalia. Leur objectif ironique est très clair et suscite consciemment une réaction de la part du public, dont une grande partie n'est contactée que par l'intermédiaire d'Internet. Demna sait qu'il est possible d'acheter un T-shirt pratiquement identique directement chez DHL pour un prix ridiculement bas.
En fait, il veut même que vous en achetiez un, que vous preniez un selfie et que vous le marquiez sur Instagram. Cela transforme son travail en un mème qui existe à la fois sur le web et IRL. L'ajout furtif de trois bandes rouges autour du dos de la version Vetements est un jeu de contre-subversion qui permet à quelques privilégiés de saisir la différence et de sentir qu'ils font partie d'un club très exclusif.
Il en va de même pour le sac IKEA : Gvasalia a recréé son design original sous une nouvelle forme luxueuse. Les internautes ont réagi en découpant leurs FRAKTA et en les transformant en chapeaux, portefeuilles, faux masques à gaz et sous-vêtements sexy, évidemment pour les partager en ligne. La réaction virale en chaîne est allée jusqu'à IKEA, qui a créé une publicité dédiée à FRAKTA, bouclant ainsi la boucle.

Chaque collection conçue par Gvasalia est empreinte d'ironie : DHL et IKEA ont été choisis comme sources d'inspiration parce qu'il s'agit de marques utilitaires plutôt qu'aspirationnelles. Elles ne sont tout simplement pas à la mode, elles sont l'anti-mode. Demna l'admet ouvertement : "c'est moche, c'est pour ça qu'on l'aime". Là où la mode aspirait autrefois à la beauté et au raffinement esthétique, elle préfère aujourd'hui la laideur.
Cette approche ironique est typique des Millennials et découle en partie de la conviction que cette génération n'a pas grand-chose à offrir en termes de culture, que tout a déjà été fait, ou qu'un engagement sérieux pour quoi que ce soit finira par être contrecarré par l'évolution des tendances.
Aucune attaque ne peut être tolérée si elle est justifiée par le fait que tout a été fait "pour le LOL". Le cadre ironique agit comme un bouclier contre la critique, car il permet à une personne de se soustraire à la responsabilité de ses choix, et pas seulement esthétiques.

L'ironie de Gvasalia fonctionne de la même manière : il embellit artificiellement les produits de la manière cool et apparemment sans effort qui plaît tant à la mode, mais ce n'est qu'une astuce car tout est étudié dans les moindres détails. Il peut ainsi imiter la superficialité clinquante de l'industrie de la mode en la caricaturant, plutôt que de présenter une alternative, car sinon il se rendrait vulnérable à la critique. Il ne ressent pas la pression de devoir créer quelque chose de vraiment nouveau ou beau : il peut se cacher derrière le "LOL".

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